Par Laurent GIMALAC, Docteur en droit, Lauréat et Avocat spécialiste en droit de l’environnement.
L'évolution du contentieux climatique nous amène à nous interroger, sur le droit des victimes.
En effet, les plaideurs ont initié un certain nombre de piste nouvelles qui pourraient être exploitées afin d' obtenir réparation ce qui jusqu'à présent n'était pas le cas. Des notions émergentes sont apparus dans différents contentieux récents.
Forcé de constater que les clients sont de plus en plus nombreux à tenter des solutions innovantes pour obtenir la réparation de leur préjudice climatique ou de leur préjudice de santé résultant d'une mauvaise application des règles européennes de protection de la qualité de l'air ou de l’environnement.
Avec la multiplication des procédures judiciaires, les tribunaux sont amenés à parfaire leur jurisprudence en la matière et à appliquer de nouvelles règles innovantes. Pour autant les résultats sont encore relativement timide par rapport à l'enjeu global que représente la protection climatique et environnementale.
On relève des interactions croisée entre le droit de l'environnement et le droit de la santé de plus en plus souvent. Il est vrai que l'impact sanitaire de l'environnement est indubitable et que les liens entre les deux disciplines seront amenés à se resserrer dans les années qui viennent.
De la même manière, il convient de rappeler que les interactions entre le droit national et le droit européen sont multiples à la matière. À tel point qu'il est fréquent qu'un contentieux national applique des règles européennes et oblige parfois à saisir la cour de justice d'une question préjudicielle.
Les actions menées par des citoyens européens qui ont eu le plus de publicité, ne sont pas nécessairement celles qui ont été les plus efficaces. Ainsi le recours citoyen menée par une dizaine de familles s’est traduite par une décision d'incompétence le 15 mai 2019 par le tribunal européen qui a jugé que le changement climatique constituait bien une menace effective mais a déclaré le dossier irrecevable pour des raisons de procédure. Un appel a été introduit devant la CJUE. Les familles avait pointé l'insuffisance de l'objectif climatique de l'union européenne.
La même année en juin et en juillet 2019, plusieurs juridictions administratives dont le tribunal administratif de Paris ont reconnu que l'État français avait commis une faute pouvant engager sa responsabilité en raison de l'insuffisance des mesures prises pour réduire les valeurs de dioxyde azote et de particules fines dans l’air.
Le tribunal a dit que l'État avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité en ce qu'il n'a pas pris, pour la région Île-de-France, un plan de protection de l'atmosphère susceptible de réduire, le plus rapidement possible, les valeurs de dioxyde d'azote et de particules fines dans les conditions définies par le code de l’environnement.
Si et la reconnaissance de cette faute (cette carence fautive) constitue un pas considérable, il manque une étape essentielle qui est la reconnaissance d'un préjudice individuel et sa réparation. Force est de rappeler, que les plaignants avait réclamé 83 000, 120 000 et 140 000 € dans ses différentes affaires et n'ont pas été suivis sur ce point.
Quel pourrait être ce préjudice ?
Une première piste a été amorcée par la cour de cassation le 5 avril 2019 laquelle a admis qu'un salarié justifiant d'une exposition à l'amiante générant un risque élevé de développer une pathologie grave puisse agir contre son entreprise sur le fondement du droit commun c'est-à-dire sur l'obligation de sécurité résultats de l’employeur.
La question de la définition du préjudice n'est pas la seule qui pose problème. L'écueil principal est d'apporter la preuve d'un lien de causalité entre les problèmes respiratoires invoqués et la pollution de l’air. Ce lien de causalité est d'autant plus fuyant qu'il existe souvent de nombreux facteurs expliquant le préjudice. Il y aura donc un débat sérieux entre les partisans d'une causalité adéquate et ceux de l’équivalence des conditions.
Par ailleurs, les tribunaux hésitent encore à reconnaître un droit à réparation individuel sur la base d'une méconnaissance d'une directive européenne.
Pourtant des décisions récentes poussent manifestement vers la réparation individuelle en vertu du non respect des directives européennes.
Tout d'abord l'État français était de nouveau condamné pour ne pas avoir veiller à ce que les plans relatifs à la qualité de l'air prévoit des mesures appropriées. Voir en ce sens l'arrêt de la cour de justice européenne du 28 avril 2022 concernant la Martinique.
Plus intéressante encore est l'affaire du renvoi préjudicielle devant la cour de justice concernant la qualité de l'air ambiant et le respect des valeurs limites pour la protection de la santé humaine. En effet l'avocate générale vient de rendre ses conclusions le 5 mai 2022.
Dans lesdites conclusions, elle estime qu'un droit à réparation en raison de préjudice de santé résultant d'un dépassement des valeurs limite existe mais suppose que l'on démontre l'existence d'un lien direct entre le préjudice et le séjour dans un lieu dans lequel les valeurs limites applicables ont été dépassés en l'absence de tout plan d'amélioration de l'air satisfaisant aux exigences de la directive (Affaire C‑61/21 CJUE) :
"Il convient donc de retenir que les articles 7 et 8 de la directive 96/62, lus en combinaison avec les valeurs limites pour le dioxyde d’azote et les PM10, constituaient, en vertu de la directive 1999/30, une obligation claire et inconditionnelle de respecter les valeurs limites fixées pour les PM10 depuis le 1er janvier 2005 et pour le dioxyde d’azote depuis le 1er janvier 2010. Les États membres ne devaient cependant, conformément à l’article 7, paragraphe 3, de la directive 96/62, prendre des mesures sur le fondement d’une mise en balance entre les intérêts en présence que pour réduire à un minimum la durée du dépassement. Cette seconde obligation est suffisamment claire uniquement en ce qui concerne un dépassement des limites de la marge de manœuvre existant à cet égard."
"Une violation caractérisée des règles relatives à la protection de la qualité de l’air en ce qui concerne les PM10 ou le dioxyde d’azote, conformément à l’articles 7 et 8 de la directive 96/62, à la directive 1999/30 ainsi qu’aux articles 13 et 23 de la directive 2008/50, couvre, en cas de dépassement des valeurs limites à l’expiration du délai prévu pour leur application, toutes les périodes durant lesquelles les valeurs limites applicables ont été dépassées en l’absence de tout plan d’amélioration de la qualité de l’air satisfaisant aux exigences de l’annexe IV de la directive 96/62 ou de l’annexe XV, section A, de la directive 2008/50 et ne présentant, en outre, aucune autre lacune manifeste."
L’avocat général donne quelques pistes pour démontrer l'existence du lien de causalité. C'est sans doute l'aspect le plus intéressant de ses conclusions puisqu'elle conne en quelque sorte un mode d’emploi aux plaideurs.
Ainsi, elle indique:
"Il ne suffit cependant pas d’avoir séjourné dans une agglomération ou une zone dans laquelle, à un ou plusieurs points de prélèvement, les valeurs limites ont été dépassées. En effet, certains points de prélèvement doivent être installés de manière à fournir des informations sur la pollution des zones les plus polluées . Il existera donc, également dans de telles agglomérations ou zones, de nombreux lieux où l’air est moins pollué et où les normes du droit de l’Union sont respectées ».
"Par conséquent, la personne lésée doit démontrer concrètement que les valeurs limites ont été dépassées dans le lieu de séjour allégué et au cours des périodes invoquées. S’il n’existe aucun point de prélèvement dans le lieu de séjour en question, il doit toutefois être possible de déterminer l’ampleur de la pollution par des techniques de modélisation, car les États membres sont eux aussi autorisés à recourir à cet instrument"
Elle ajoute une deuxième condition :
"Quiconque souhaite obtenir une indemnisation en raison de la pollution de l’air doit, deuxièmement, prouver l’existence d’un préjudice susceptible d’être rattaché à la pollution de l’air correspondante ».
Enfin, elle conclut sur la troisième condition :
"Enfin, troisièmement, la personne lésée doit établir l’existence d’un lien de causalité direct entre le séjour susmentionné dans un lieu où une valeur limite pour la qualité de l’air ambiant a été violée de manière caractérisée et le préjudice invoqué.Cela nécessitera, en règle générale, des expertises médicales qui devront certainement également tenir compte des bases scientifiques sur le fondement duquel ont été fixées les valeurs limites, ainsi que des recommandations, en partie encore plus strictes, de l’Organisation mondiale de la santé".
Une fois ces écueils surmontés, il restera à définir le coupable.
S'agit-il uniquement de l'État qui n'a pas respecté les directives européennes ou également les entreprises ?
En ce qui concerne les entreprises existe déjà un précédent en effet, une grande compagnie pétrolière a été l'objet d'une procédure le 5 avril 2019 aux Pays-Bas menée par l'association des amis de La Terre. Celle-ci avait demandé à ce que la multinationale modifie son fonctionnement pour réduire son empreinte carbone. Ils invoquaient notamment les articles de huit de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme sur le droit à la vie et le droit à une famille.
Il sera intéressant de voir qu'elle sera finalement la décision rendue par la cour de justice sur cette question préjudicielle et après retour devant la juridiction nationale, la décision rendue par la cour administrative de Versailles sur les demandes de réparation du préjudice du plaignant. En effet, rien n’empêche plus les tribunaux nationaux de réparer le préjudice lié au non respect des directives européennes en matière de protection de qualité de l’air, sinon le lien de causalité et la définition du préjudice subi...
Me Laurent GIMALAC, Docteur en droit, Lauréat et Avocat spécialiste en droit de l’environnement.